1 L'être biologique
Présentation
A l'origine de l'univers n'existaient que des particules extrêmement simples et disparates. Depuis, certains éléments se sont assemblés en structures de plus en plus grandes et complexes. Ce faisant, les éléments se sont différenciés de la soupe originelle dans laquelle ils baignaient tout en acquérant des propriétés nouvelles.
Dans ce chapitre, nous livrons ces propriétés en parcourant le chemin qui va de la matière à l'homme. Cet exposé montrera l'être humain recherchant le plaisir et fuyant la douleur. Il nous dira notre agressivité, nos joies et nos peurs aussi. Il posera les attitudes de l'humain dans la sphère du vivant sans chercher les explications sous-jacentes.
Avant de commencer le chapitre, nous aimerions vous prévenir que certaines expressions peuvent laisser penser à un finalisme c'est à dire amener à croire que la matière - vivante ou non - suit un projet, se donne une fin qu'elle tend à réaliser. Ce n'est point là notre intention. Nous utilisons la facilité qu'il y a à exprimer les qualités de la matière dans un langage emprunt de finalisme. Toutefois, soyez prévenus qu'il ne s'agit que d'une paresse linguistique de notre part. Ce n'est pas parce qu'une parcelle de matière a développé une qualité qu'elle concourait à le faire. En revanche, c'est parce qu'elle l'a fait que nous pouvons en parler et entrevoir les mécanismes parfaitement "aveugles" qui l'ont déterminé.
Ceci étant dit commençons par les propriétés du vivant.
1.1 Au plus profond de nous, les qualités que nous partageons avec tous les êtres vivants
Qu'est ce qu'être vivant ?
A cette question, trois grandes sciences apportent leur réponse.
La biologie moléculaire
La physiologie
La thermodynamique
Les définitions que ces approches donnent du vivant sont liées à leur objet d'étude. Pour la biologie moléculaire, le vivant est ce qui possède la molécule d'Acide Désoxyribonucléique (ADN) ou d'ARN support de l'information génétique. Pour la physiologie le vivant se trouve là où se produisent des réactions biochimiques qui concourent à s'entretenir. Quant à la thermodynamique, elle dit vivant ce qui est capable de se perpétuer et de se transformer en dégradant de l'énergie prise à l'environnement.
Les trois approches permettent de différencier partiellement l'animé de l'inanimé. C'est de l'approche thermodynamique que nous allons partir ; une approche qui base son raisonnement sur l'énergie.
Transformer l'énergie
Selon la thermodynamique, être vivant c'est être traversé par l'énergie. Le vivant puise de l'énergie dans le milieu, en garde une partie et rejette le reste. A quoi sert l'énergie gardée ? A assurer la pérennité donc la transformation, le renouvellement de la structure vivante.
Parce qu'elle est traversée par un flux d'énergie en provenance de et en partance pour le milieu et qu'elle transforme cette énergie en structure, une partie du monde est vivante. Voilà une définition valable pour tous les êtres vivants, du virus à l'éléphant, de la molécule à l'être humain.
Echanger
Nous venons de dire qu'en se rassemblant des éléments ont créé des étendues de matière différenciées du reste du monde ; des structures. Bien que différentes ces structures communiquent avec l'environnement notamment par le fait qu'elles y puisent de l'énergie. Nous tenons là une deuxième qualité du vivant : sa capacité à communiquer, à échanger. Après avoir vu que vivre c'est transformer nous voyons que vivre c'est échanger ! Ce qui est isolé du reste du monde ne peut se maintenir en vie. C'est l'échange d'énergie mais aussi d'informations qui permet à la structure vivante d'assurer sa pérennité. Cet échange suppose d'être capable de collecter l'énergie et l'information et de les redistribuer à l'ensemble de la structure. Chaque parcelle de vivant s'est dotée de tels systèmes de communication.
La fin poursuivie reste le maintien de la structure grâce à la transformation de l'énergie. Or les réactions biochimiques assurant cette transformation ne peuvent s'accomplir que dans des conditions bien déterminées. Tout changement par rapport à ces conditions induit une perte d'efficacité.
Se stabiliser
La pérennité du vivant passe par le maintien de l'intérieur de la structure dans certaines limites. Au-delà de ces limites, les liens se rompent, la structure disparaît, les éléments se dispersent.
Ce maintien de la stabilité à l'intérieur d'une structure vivante a été appelé par Claude Bernard, constance du milieu intérieur. Elle a reçu de W B Cannon, le doux nom d'homéostasie.
Une troisième propriété dynamique du vivant est donc de concourir au maintien de son milieu intérieur.
Si nous tombons dans le finalisme c'est à dire si nous donnons une intention au vivant, la traduction de cette propriété est : "la raison d'être d'un être vivant c'est d'être" (Henri Laborit). L'objectif premier de toute structure vivante c'est de vivre.
Si cette propriété est directement satisfaite par certaines catégories d'êtres vivants comme les végétaux, pour d'autres - comme les animaux - le maintien de la vie passe par l'action.
Agir
Alors qu'un végétal utilise l'énergie uniquement à des fins de renouvellement et de transformation de sa structure, l'animal garde une partie de l'énergie pour agir directement sur l'environnement. D'un aliment de départ, le corps animal fait un mouvement.
Chez l'animal la constance du milieu intérieur donc la survie passe par l'action. C'est en nous déplaçant et en agissant sur le milieu que nous nous procurons la nourriture et que nous nous protégeons des agressions assurant par-là même la pérennité de nos êtres.
L'ordre de priorité fait que la constance du milieu intérieur peut être provisoirement sacrifiée à l'action. Bien entendu, il faut qu'à terme cette action soit efficace c'est à dire qu'elle permette de maintenir la constance du milieu interne et donc de perpétrer la structure vivante.
Nous avons parlé d'action efficace. En effet, dans les interactions que nous avons avec le milieu, tout n'est pas favorable. Pour survivre, un animal a, par exemple, tout intérêt à vite s'apercevoir que le contact direct avec le feu lui est nuisible. Certaines interactions avec le milieu extérieur sont favorables d'autres non. Les animaux sont capables de faire la part du favorable et du nuisible simplement par des réactions internes de plaisir et de douleur.
Ressentir : le plaisir et la douleur
Nous avons en nous des mécanismes qui, une fois activés, engendrent le plaisir et la douleur. Habituellement, ces mécanismes sont directement aux prises avec l'état physiologique du milieu interne. Tout ce qui contribue à maintenir ou rétablir la stabilité de ce milieu est associé à un plaisir, tout ce qui éloigne de l'équilibre provoque la douleur. Ingérer de la nourriture alors que le corps en manque est plaisant. Bouger alors que le corps est épuisé provoque la douleur.
Notre présentation est extrêmement simplifiée mais l'idée est là. Chaque expérience de la vie est catégorisée en terme de douleur ou plaisir.
Pour les animaux, plaisir et douleur engendrent des comportements de recherche ou de fuite d'autant plus efficaces à terme qu'ils sont mis en mémoire. Nous reviendrons sur ce point dans le chapitre consacré aux comportements.
Apprendre et changer
Une structure vivante est plongée dans un environnement changeant. En dépit de ces fluctuations, elle doit pouvoir maintenir la constance de son milieu intérieur. Cette double contrainte est :
rendue possible par le fait qu'une structure vivante est plastique, capable de changer son organisation en réponse à des stimuli extérieurs. Toutefois, le changement induit toujours un effort doublé d'un risque.
facilitée par la capacité du vivant à retenir ce qui lui est arrivé. Le vivant est capable d'intégrer, de mémoriser et de transmettre des changements l'ayant affecté. C'est là que la thermodynamique rejoint l'étude du système nerveux mais également la biologie moléculaire. En effet, la mémoire du vivant s'inscrit au niveau des neurones mais aussi de cette molécule si particulière capable de garder des informations et de les transmettre à travers les générations ; j'ai nommé l'Acide Désoxyribonucléique ou ADN.
Quelle que soit l'origine de l'information mise en mémoire, le fait important est qu'un individu ou une espèce est capable d'apprendre. Cet apprentissage peut être extrêmement simple et stéréotypé. C'est le cas quand un seul paramètre change et induit toujours le même comportement en réponse. Nous passons devant la vitrine de la boulangerie ; notre regard se fixe, nos papilles gustatives s'excitent. En revanche, quand la situation est plus complexe, l'apprentissage passe par une suite d'adaptations extrêmement fines qui peuvent elles aussi être sujettes aux changements.
Voilà que nous avons déjà parcouru pas mal de chemin. Nous nous approchons maintenant, de ce qui fait la particularité de l'être humain. Non pas que les animaux ne possèdent pas les qualités qui suivent mais que l'être humain les ait portées à un degré de développement bien supérieur aux autres espèces vivantes.
Raisonner c'est à dire faire des catégories et établir des liens
Nous avons déjà parlé de catégories et de liens en disant qu'un stimulus peut être vécu comme plaisant ou déplaisant. Telle chose a telles propriétés et produit tels effets. Voilà la base de la logique. Les systèmes vivants réalisent ce rôle d'intégration, de comparaison de propriétés, de données, de relations de causes à effets. Ils permettent ainsi de dégager des principes d'autant plus puissants qu'ils sont basés sur l'abstraction liée à la représentation et au langage. Par exemple : tout ce qui est rouge est dangereux. Le raisonnement permet, à partir de situations vécues et retenues, de dégager des principes généraux c'est à dire ce qui se retrouvent à l'identique dans de nombreux cas de figure. Ces principes sont bien évidemment plus simples que le réel mais ils ont l'avantage de pouvoir orienter l'action efficacement. Leur force tient dans leur utilité.
Enfin, l'homme a su appliquer son raisonnement non seulement sur les choses mais aussi sur ses semblables et sur lui-même. Il a ainsi appris qu'il est.
Être en conscience
Il y a environ 100000 ans l'être humain s'est mis à enterrer ses semblables. Ce faisant, il reconnaissait l'existence, l'unicité mais aussi la fragilité de l'être humain. Reconnaissant la mort, il posait son existence et celle de ses "autres lui-même". La prise de conscience de soi par une espèce vivante, a été un tournant fondamental dont nous avons, encore aujourd'hui, bien du mal à assumer l'héritage.
Un être qui enterre les siens a conscience de sa singularité mais aussi du déroulement de son existence dans le temps. A un moment de son histoire, l'être humain a su le temps, il a su que demain sera.
Si les principes ainsi dégagés se déploient dans l'espace, ils s'exécutent également dans le temps et aboutissent par-là même à une autre qualité fondamentale de l'espèce humaine : savoir que demain sera.
Imaginer l'avenir
Imaginez un être qui tous les matins voit le soleil se lever. Un être capable de se souvenir du passé et de savoir que demain viendra. Que pensera-t-il de demain matin ? Certainement, qu'à l'aube, une fois encore, le soleil se lèvera ! Si un phénomène s'est produit plusieurs fois par le passé, il y a toutes les chances qu'il se répète dans le futur. De la connaissance du passé nous tirons des relations causales qui nous permettent de prévoir ou plutôt d'imaginer le futur et éventuellement de l'anticiper. C'est là une qualité fondamentale présente à l'état de bride chez certains primates et surdéveloppée chez l'être humain. Nous verrons les incidences psychologiques d'une telle qualité.
Toutes les propriétés que nous venons d'aborder se retrouvent lorsqu'on parle non plus de l'être vivant en général mais de son système nerveux en particulier.
1.2 Les trois cerveaux de MacLean
Nous avons trois cerveaux : un nous vient des reptiles, l'autre des mammifères et le troisième nous est spécifique. Telle est la théorie développée par MacLean. Elle repose sur l'analyse de l'évolution des systèmes nerveux des êtres vivants.
L'hypothèse de MacLean a les tares et les avantages de sa simplicité. Elle a en outre l'énorme avantage de nous permettre de comprendre ce que nous sommes. En la lisant rappelez-vous de l'analogie que nous avons faite, en introduction, avec l'arbre constitué de couches successives. Dites-vous que comme les couches de l'arbre, ce qui a été acquis en premier dans l'histoire du vivant est généralement ce qui est situé profond dans le corps. C'est aussi ce qui est le plus fondamental pour la survie de cet organisme. Vous n'aurez alors aucun mal à vous rappeler de l'organisation de notre système nerveux central.
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Représentation d'une coupe de cerveau. Les trois cerveaux (hypothèse de MacLean) sont représentés comme suit : Le cerveau reptilien vert), le cerveau des mammifères appelé système limbique (zones bleues), le cerveau associatif ou cortex (rose). Les structures numérotées sont respectivement : 1 - le système limbique soit le 2ème cerveau (structures en bleu), 2 - le cortex soit le 3ème cerveau, 3 - le corps calleux, 4 -le tronc cérébral soit le 1er cerveau, 5 - le cervelet |
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Commençons par la première couche, le cerveau reptilien.
1.2.1 Le cerveau reptilien : notre 1er cerveau
Le premier cerveau est reptilien, dit MacLean. Hyper protégé - il est placé bas dans la nuque - il est la structure cérébrale la plus résistante. Dans un traumatisme crânien, c'est celui qui meurt le dernier.
A quoi sert-il ?
Il répond aux choses les plus élémentaires. Sa première fonction est l'homéostasie. Ce cerveau est en liaison intime avec tout l'équilibre biologique et endocrinien. Il commande le fonctionnement de l'hypophyse qui, elle, commande à toutes les glandes de la sécrétion interne qui vont régler, contrôler tout le fonctionnement des petites usines chimiques que sont nos cellules.
Nous avons déjà signalé que la constance du milieu intérieur requiert de puiser de l'énergie dans l'environnement. C'est encore le cerveau reptilien qui assure cette fonction. Boire, manger mais aussi copuler - ce que nous appelons les besoins primaires - sont sous la coupelle du premier cerveau.
Ce cerveau de reptile répond de manière intégrative aux stimuli ressentis. C'est une réponse immédiate, plus complexe qu'un simple réflexe mais d'une dynamique très proche dans le fait qu'elle se situe dans le présent. Le processus de mémorisation est réduit à sa plus simple expression ce qui n'est plus le cas pour la deuxième couche de notre système nerveux central, le cerveau des mammifères.
1.2.2 Le cerveau des mammifères : notre 2ème cerveau
MacLean décrit le deuxième cerveau comme celui des vieux mammifères dont, par exemple, le hérisson fait partie. Ce cerveau est l'organe du sentiment. Composé de zones géographiques différentes qui n'ont entre elles que des liens fonctionnels, il est souvent dénommé système limbique. Bien qu'il soit différencié, son emplacement géographique dominant est l'arrière de la boîte crânienne. Ce cerveau est le siège des sensations, le lieu des émotions.
Les émotions
Le premier rôle des émotions est de nous avertir qu'il se passe quelque chose dans l'environnement qui est susceptible de nous porter préjudice. Elles orientent toute l'attention sur ce fait, envoie des instructions au système moteur et aux systèmes viscéraux pour préparer l'organisme à l'action. Alarme et réaction réflexe, dans les situations où la survie peut être en jeu, sont les rôles premiers de ce deuxième cerveau. Les émotions ne servent pas uniquement à réagir à l'urgence, elles constituent - comme nous l'avons déjà vu - également une grille de classification du monde. Elles nous permettent d'attribuer une valeur positive ou négative aux événements dans lesquels nous sommes engagés. L'émotion estime la valeur des choses. Sur quelles références ? Le plaisir ou le déplaisir.
Nous avons déjà signalé qu'à chaque expérience est associé un plaisir ou une douleur. Habituellement nous entendons par plaisir la seule satisfaction immédiate, le seul bien-être de l'instant la douleur étant associée à une sensation de mal-être général ou localisé. Ces ressentis permettent de classer les choses en favorables ou défavorables. Le cerveau informe "cet événement-ci j'aimerais bien le voir se renouveler, il m'a satisfait, apporté du plaisir, par contre, celui-ci est à éviter". Il classe ainsi le monde avec un "objectif" : la recherche des situations associées au plaisir et l'évitement des événements "mal vécus". C'est par ce mécanisme que l'expérience nous amène à nous représenter le monde. Aux choses qui ne font qu'être, nous attribuons une valeur en fonction de notre propre satisfaction. C'est ce que nous appelons donner sens.
Si le deuxième cerveau est capable d'éviter des situations entrevues comme pénibles, de faire éprouver le bien-être comme le malaise c'est qu'il a la mémoire des événements.
La mémoire
Expérience, sentiment positif ou négatif, mémoire ; tel est le tiercé gagnant du deuxième cerveau. Le plus étonnant est que plus la sensation est forte, plus l'évènement va être intériorisé, gardé en mémoire. Le lien très fort entre mémorisation et affectif se retrouve lorsqu'il s'agit d'apprendre. Tous les pédagogues savent qu'un cours qui n'attire pas l'affect de l'élève à peu de chance d'être retenu et compris.
Ce deuxième cerveau, qui vient s'ajouter au précédent dans l'évolution des espèces, est nécessaire à la mémoire à long terme, c'est-à-dire au fait de pouvoir se souvenir des expériences qui nous ont été propices ou néfastes. Il induit la recherche de situations favorables et l'évitement de situations défavorables. Deux activités qui peuvent êtres encouragées par la troisième couche cérébrale, le cerveau associatif.
1.2.3 Le cerveau associatif "humain" : notre troisième cerveau
Le troisième cerveau est spécifique aux mammifères. Son développement est particulièrement important chez l'Homme ce qui nous a fait l'appeler - un peu de manière égocentrique -, cerveau "humain". Appelé plus justement néocortex ou lobes frontaux en référence à l'emplacement qu'il occupe, ce cerveau s'est ajouté aux deux autres en occupant la partie supérieure et frontale de la boîte crânienne. Plus qu'occuper cet emplacement, il l'a créé. L'homme de Neandertal, par exemple, dont on retrouve les crânes actuellement, avait un angle orbito-frontal de 65 degrés. Nous avons un angle de 90 degrés. C'est que ce front a été littéralement propulsé vers l'avant par notre troisième cerveau. Notre dernière couche cérébrale, la plus superficielle, est un véritable entremêlement de cellules nerveuses dont le rôle est principalement associatif.
Prise en compte des éléments de l'environnement présent et association de ces éléments entre eux mais aussi avec l'expérience passée sont des processus intimement liés dans le fonctionnement de cette aire associative frontale. Ils permettent notamment le raisonnement et l'imagination.
Le raisonnement
Appelé aussi cognition, nous avons signalé qu'il consiste dans l'art de reconnaître, d'abstraire et de reformer des liens de causes à effets. Le monde est perçu et reconstruit, représenté, sous forme de rapports réciproques.
La puissance du raisonnement humain est basée sur l'abstraction qui associe un signe à une chose. C'est l'abstraction du langage qui donne son étendue à la généralisation et à l'association.
Dans notre rapport au temps, le raisonnement permet, à partir de la connaissance du passé, de projeter un scénario futur qui peut ou non se réaliser. Ainsi le raisonnement rend compte du monde tel qu'il est mais aussi tel que nous voudrions qu'il soit.
Imaginer
Si les associations sont la base du raisonnement abstrait, elles sont également capables de créer des recoupements originaux qui n'existent nul par ailleurs qu'en elles. C'est ce que nous nommons l'imagination. Dans son rapport au temps, ce troisième cerveau est apte à projeter un scénario futur qu'il peut réaliser ou non. Il est à l'origine de la création.
Enfin, nous l'avons suggéré, le 3ème cerveau assure le contact avec la réalité, il permet la prise en compte du présent, des faits nouveaux perçus par les sens. Par son activité, nous découvrons, apprenons, tentons des expériences. C'est là l'activité principale de la partie gauche de ce cerveau - le lobe frontal gauche. Celle de la partie droite - lobe frontal droit - n'est pas moins importante puisqu'elle assure en outre l'inhibition du système limbique c'est à dire de notre 2ème cerveau qui rappelons le est la source de nos réactions biologiques de pur plaisir mais surtout de douleur et donc de peur. Le côté droit de notre 3ème cerveau inhibe la peur et peut se substituer à ce qui est d'ordre purement biologique.
En résumé, les trois étages cérébraux correspondent respectivement à :
premier étage : l'instinct, la pulsion
deuxième étage : la mémoire et les émotions
troisième étage : le raisonnement par association, le contact avec le présent et la projection dans l'avenir.
S'il nous est difficile de faire la part de ce qui revient aux deux premiers cerveaux dans nos comportements ; en revanche l'influence du 3ème cerveau se distingue assez facilement. Prenons pour preuve le développement de l'enfant. Au départ et durant les trois premières années de sa vie, l'enfant est principalement un système limbique c'est à dire un cerveau 1-2. Quand il a faim, il a très faim, il est la faim. Quand il a peur, il est terrorisé. Comme un traumatisme envahit la totalité d'une personne, chaque sensation en provenance du système limbique réduit l'enfant à ce qu'il ressent.
Les expériences qu'il va traverser - le fait de trouver quelqu'un pour le rassurer quand il a peur par exemple - vont permettre le développement harmonieux de son troisième cerveau. Ce sont ces expériences qui vont grandement influencer ses comportements futurs.
En fait, l'ensemble des propriétés développées par les 3 cerveaux rejaillit profondément sur nos façons d'être. Parmi tous ces attributs, le fait de tout vivre sur le mode du plaisir et de la douleur tient une place particulière dans la compréhension des comportements.
1.3 Douleur et plaisir
1.3.1 Deux émotions dirigent nos vies
Nous avons dit qu'à toute situation est associée un plaisir ou une douleur. Ces deux opposés déterminent presque entièrement nos vies. Tous nos comportements semblent s'y plier sans "moufter". Le monde est d'abord ressenti.
Prenons le cas de nos facultés de déduction et d'anticipation. Elles cherchent l'origine de ce qui nous arrive et partant de cette connaissance mettent tout en ouvre pour que l'avenir le reproduise ou non selon qu'il a été jugé favorable ou défavorable par le ressenti. C'est en ce sens que les émotions déterminent nos espoirs, nos envies, ce qu'on aspire à devenir. Nos buts sont nos émotions qui nous poussent à tout mettre en place pour arriver à une chose que l'on s'est fixé viscéralement. Là se trouve le projet de toute vie humaine. Plus qu'un être de volonté, l'humain est un être de projet, projet de retrouver le bien-être, le plaisir.
Et les besoins que nous avons appelés primordiaux. Eux aussi sont complètement déterminés par les notions de plaisir et de douleur - à tel point que l'on peut douter du fait qu'au niveau évolutif, le ressenti ait suivi plutôt qu'accompagné les besoins vitaux. Pensez au sexe ! Qui voudrait nous faire croire que nous lui donnons de l'importance simplement parce que nous voulons perpétuer l'espèce. Si l'envie viscérale associée au plaisir de l'acte ne nous remuaient pas dans notre chair serions-nous aussi obnubilés par lui ? Et si nous mangeons c'est pour devenir forts ? Nous vous livrons de suite la preuve qu'il n'en est rien.
Plaçons au bon endroit (faisceau médian du cerveau antérieur - medial forebrain bundle) d'un rat une électrode reliée par une manette, que le rat peut activer, à une source électrique faible. A présent, laissons le rat en présence de cette manette et d'une source de nourriture. Que constate-t-on ? Le rat explore son nouvel environnement. Dans son mouvement, il appuie par hasard sur la manette. Ce hasard va vite devenir une nécessité puisque très rapidement, le rat se met à appuyer frénétiquement sur la manette. Il ne fait plus que ça, ne pense même plus à manger, il appuie sur la "manette à plaisir" à en mourir.
Le rat a dans son cerveau, une voie qui est à l'origine de la répétition de l'acte gratifiant. Nous avons, nous aussi un tel système que l'on peut appeler faisceau de la récompense. On le remarque chez le patient à qui on fait subir une opération à cerveau ouvert. Le patient n'est pas endormi - le cerveau est insensible, il ne possède pas de terminaisons nerveuses -; une quinzaine d'électrodes est plantée à divers endroits stratégiques de son cerveau. On lui demande de stimuler autant de fois qu'il le veut les différentes parties. La zone qu'il stimule le plus est associée à un plaisir immédiat. Ce plaisir le patient le déclare au médecin ; il peut être comparé à un orgasme.
Cet abandon au plaisir se retrouve dans les comportements des animaux évoluant dans leur milieu naturel. Comme un rat piqué d'envies débordantes ; pendant la période de rut, le cerf oublie littéralement de manger, mettant par la même sa vie en danger.
Devant les faits, nous pouvons nous demander, si la recherche du plaisir et la fuite de la douleur commandent complètement nos comportements ?
1.3.2 Réfléchir pour la liberté
Nous avons montré que nos comportements sont, le plus souvent, assujettis à la recherche du plaisir et surtout l'évitement de la douleur. Ces tendances sont bienheureuses puisqu'elles permettent avant tout la perpétuation de la vie. Mais la beauté de notre condition humaine c'est que nous sommes capables (1) de remettre un plaisir à plus tard - c'est à dire de passer de l'immédiateté à un futur entrevu - et (2) de changer la source de notre plaisir.
En ce qui concerne le point (1), retrouvons notre opéré à cerveau ouvert qui cherchait le plaisir immédiat. Il arrive que ce patient stimule davantage un point qui n'est pas associé à une sensation agréable. Qu'on lui en demande la raison et sa réponse est sans équivoque. "J'éprouve une sensation telle que j'ai le sentiment que je vais revivre une situation déjà vécue, une situation de joie. qui va arriver". Même si dans ce cas rien ne se produit, ce comportement montre que l'homme est capable de ne pas se soumettre à un plaisir immédiat dans l'attente d'un plaisir futur imaginé plus intense. L'être humain est capable de suspendre son plaisir, de se dégager de l'expérience immédiate.
Ce fonctionnement se retrouve lorsque le présent est une souffrance. Notre 3ème cerveau capable de nous projeter dans l'avenir permet de supporter la douleur immédiate par exemple en imaginant un futur meilleur.
Les réactions de douleur et de plaisir intense gardées en mémoire sont rappelées au corps par notre 2ème cerveau (système limbique). Quand ce 2ème cerveau est activé, les réactions qu'il induit envahissent tout l'organisme. Or le côté frontal gauche de notre 3ème cerveau exerce une inhibition sur ce système limbique. Notre réaction immédiate - déterminée par le passé - est différée au profit de la prise en compte d'un présent neuf, et de l'attente d'une situation favorable à venir. C'est ce que nous appelons découvrir le monde et avoir espoir. Nous allons voir que cette projection dans l'avenir ne fonctionne pas toujours comme anticipation d'un plaisir.
Le point (2) est ce par quoi l'être humain peut être libre. Il s'appuie sur les propriétés du 3ème cerveau capable de moduler et de contrôler une bonne partie du comportement émotionnel. Comme nous venons de le dire, notre 3ème cerveau peut s'opposer aux impulsions du cerveau émotionnel qui refuse toute souffrance immédiate même si c'est dans le but d'une récompense future. Ce fameux 3ème cerveau est capable de réfléchir nos comportements indépendamment des émotions.
Plus fort encore, il est capable de réfléchir sur lui, sur les conditionnements dont il est l'objet. Il est capable de réflexion, du retour sur soi. Mettant en branle son arsenal déductif il peut prendre ses distances par rapport à la signification première des choses, il peut très bien estimer que tel comportement ne devrait pas être et par-là même tout faire pour le remplacer par un autre. Il peut remplacer un conditionnement par un autre basé sur des valeurs nouvelles.
Bien évidemment pour aller de la réflexion à l'action tout un travail de rappel est nécessaire. Mais l'important est que l'être humain a la possibilité unique d'infléchir sa condition. Cela ne signifie pas renoncer au plaisir. Une fois encore, la quête du plaisir n'est que le moyen de se maintenir en vie (Henri Laborit). Etre libre, c'est tout bonnement choisir ce qui va déterminer son plaisir.
Nous avons jusqu'à présent beaucoup parlé de plaisir et de douleur. Nous avons appris les propriétés qui nous caractérisent, ce qui fait partie intégrante de nos êtres. Nous allons à présent insister sur les effets visibles de ces propriétés. Nous transformerons les émotions en actions. Nous passerons de nos qualités à nos comportements.
1.4 Nos comportements
Nous avons dit que chez les animaux, la constance du milieu intérieur passait après l'autonomie motrice. Le fonctionnement de notre système nerveux central est orienté vers différents types d'actions que nous appelons comportements.
Les premiers de ces comportements sont la recherche de la satisfaction et l'évitement de la douleur. De cette tendance à l'appétence et à l'aversion découle une suite de réactions que nous vous livrons en même temps que nous vous livrons la pensée du biologiste français Henri Laborit.
Nous avons déjà vu l'importance de la recherche du plaisir lorsque nous avons parlé de ce petit rat qui n'avait qu'une idée en tête : appuyer sur la manette reliée à l'électrode stimulant son faisceau du plaisir. Pour appréhender cette fois, nos comportements face à un agent agresseur, une petite expérience portant, encore une fois, sur nos amis les rats va nous être particulièrement utile. Cette expérience comporte trois situations différentes.
situation 1 : un animal est placé dans un compartiment dont le plancher est électrifié. Un signal sonore, est mis en jeu 4 secondes avant que passe le courant. La porte de ce compartiment est ouverte et communique avec un autre compartiment qui, momentanément, n'a pas de plancher électrifié. Après un temps d'adaptation, l'animal qui est loin d'être bête, s'aperçoit qu'en passant à côté, il n'est plus agressé. Quelques minutes après, c'est le côté où il se trouve qui est électrifié... Après 8 jours à ce régime, l'animal se porte à merveille. Il n'a pas maigri, il ne développe aucun ulcère, aucune hypertension.
situation 2 : on ferme la porte et on met deux rats dans le compartiment. Les rats se mettent à se battre. Pour eux, le responsable des décharges est le rat d'en face. C'est pourquoi ils combattent dans l'espoir de ne plus recevoir la décharge. Après 8 jours aucun symptôme de stress n'apparaît.
Si l'expérience est prolongée, les rats s'aperçoivent que combattre ne sert à rien. Ils se mettent dans une position d'attente passive appelée par l'auteur : inhibition de l'action. Un rat seul placé dans le compartiment fermé adopte le même comportement. Il se hérisse, se met en boule et attend. Au bout de 8 jours, il est bourré d'ulcères gastriques, il a perdu un poids considérable, il est hypertendu. Il arrive qu'il meure au bout de 3 semaines.
situation 3 : on sait que les rats aiment l'obscurité. On place, à présent, deux compartiments, un obscur et l'autre éclairé, reliés entre eux. Le compartiment obscur est traversé par des décharges électriques. Très vite, le rat va quitter le compartiment obscur. Il réalise ainsi un évitement qualifié de passif dans la mesure où, bien que bénéfique, il place le rat en inhibition de l'action puisqu'il ne réalise pas ce qu'il voudrait faire. Le résultat est médian par rapport aux deux précédents.
Ces expériences mettent en lumière trois réactions face à une souffrance vécue et imaginée.
1
la fuite
2
la lutte
3
l'inhibition de l'action
Seul le troisième comportement induit la maladie. Quand le rat agit de façon motrice, croit contrôler son environnement (situation de bataille), il n'est pas stressé. S'il fuit l'agression, il est également en bonne santé. En revanche, lorsqu'il vit dans l'attente d'un événement douloureux - ce que nous appelons le stress ou l'anxiété - il tombe malade.
L'inhibition de l'action
Sur le plan humain et journalier, cette observation amène à constater que l'inhibition de l'action est le résultat de la non-possibilité pour un individu de contrôler son environnement au mieux de son plaisir, de son équilibre biologique et de son bien-être. Face à son incapacité à être efficace, il n'a plus qu'une solution : abandonner. Le philosophe Friedrich Nietzsche appelle cet abandon sans révolte le fatalisme russe. " Ce fatalisme sans révolte dont est animé le soldat russe qui trouve la campagne trop rude et finit par se coucher dans la neige. Ne plus rien prendre, renoncer à absorber n'importe quoi, ne plus réagir d'aucune façon. La raison profonde de ce fatalisme, qui n'est pas toujours le courage de la mort, mais bien plus souvent la conservation de la vie, dans des circonstances qui mettent le plus la vie en danger, c'est l'abaissement des fonctions vitales, le ralentissement de la désassimilation, une sorte de volonté d'hibernation".
Les mécanismes de ce fatalisme prennent leur origine dans le constat ou le souvenir de l'inefficacité de l'action - au niveau de ce que nous avons appelé le 2ème cerveau. Les aires cérébrales impliquées commandent l'inhibition des neurones moteurs de la moelle. Une situation a été vécue comme douloureuse. Un comportement a été mis en place pour éviter cette douleur mais il s'est avéré inefficace. La douleur et l'incapacité à y remédier par l'action ont été appris, mis en mémoire. Toute situation similaire - qu'elle soit réelle ou attendue - va alors s'accompagner d'un stress, d'une angoisse, d'une souffrance d'autant plus pénible à supporter que la personne se sait incapable de la lever. C'est à ce moment là que la maladie arrive.
Le rôle indispensable de la mémoire est montré par le fait que si l'on provoque un coma tous les jours chez le rat placé en inhibition de l'action, il n'est pas stressé. La mémoire est nécessaire au stress.
A travers l'exemple, nous voyons que le premier mécanisme de l'inhibition de l'action est lié à la différence entre la volonté de faire et la possibilité de faire. L'individu a une pulsion à agir, à faire quelque chose, mais en même temps, quelque chose lui interdit de le faire.
Nous verrons en parlant de l'être social, que dans quantité de circonstances, les gens voudraient agir, pour se faire plaisir, donc pour maintenir leur structure. Pourtant, ils ne le peuvent pas car les relations mais aussi les valeurs sociales imposent des règles parfois incompatibles avec le plaisir individuel. De telles personnes sont alors en inhibition de l'action. Nous parlons de la secrétaire soumise à un patron tyrannique, de l'enfant engoncé dans les valeurs de sa "caste". Bien souvent, ils n'ont pas réalisé le conflit. C'est que ce dernier se joue dans la sphère neuronale inconsciente entre certains groupes de neurones qui les poussent à agir et d'autres groupes qui leur apprennent qu'ils ne peuvent le faire.
A l'incapacité d'agir, nous pouvons ajouter le déficit informationnel comme cause à l'inhibition de l'action. Si je ne sais pas comment agir, je ne peux m'assurer l'efficacité. Il est toujours angoissant et dangereux d'agir sans savoir ; le résultat est incertain ; l'avenir est incertain. La situation future peut être plaisante mais aussi douloureuse sans que nous en sachions le moindre mot. Nous avons beau essayer de nous rappeler d'autres situations similaires, rien ne nous oriente.et puis quand nous imaginons ce qui pourrait se passer, nous vivons déjà la situation et nous ne savons pourquoi nous l'anticipons comme nocive. Nous avons peur.
La peur
En effet, lorsque nous sommes placés en absence complète d'information, le plus souvent nous imaginons une situation douloureuse pour éventuellement être prêts à l'éviter. Généralement, nos comportements sont plus tournés vers l'évitement de la douleur que vers la recherche du plaisir.
Ce point est particulièrement mis en lumière par l'observation des personnes ayant subit un traumatisme psychologique - anciens du Vietnam, accidentées de la route. Après le traumatisme, toute la vie de ces personnes est consciemment ou non, rythmée par le souvenir de l'expérience douloureuse. Vous avez beau leur dire que, depuis cet épisode, ils ont réalisé des choses - ils ont été parents, ont eu un métier, des amis. - cela n'a plus d'importance pour eux. Leur existence entière s'est réduite au traumatisme. Ceux qui ont conscience du traumatisme décrivent les scènes avec une précision que l'on ne rencontre jamais même dans les expériences de plaisir paroxysmique.
Notre cerveau est plus fait pour éviter les expériences douloureuses, ce qui suppose de s'en souvenir, que pour rechercher des situations plaisantes. Notre cerveau est plus fait pour survivre que pour rechercher le plaisir. Nous pensons que ce constat permet de comprendre les attitudes de repli, la force de l'habitude, de la répétition même seulement partiellement efficace dont nous sommes coutumiers. Il permet également de comprendre pourquoi la peur de ce qui va advenir est ce qui oriente le plus sûrement les comportements de la plupart d'entre nous.
Bien que les peurs soient nombreuses et variées, la peur la plus sûrement partagée est la peur de l'atteinte à l'intégrité de notre personne dont le point culminant est la mort. Einstein appelait angoisse existentielle cette peur inhérente au fait que nous nous savons mortels. Pour lui, elle était la base de toute l'activité créatrice de l'Homme.
Pourtant, le souvenir d'une douleur comme l'anticipation du malheur devient un problème lorsqu'il s'ajoute à une incapacité à agir. Toute représentation de la douleur future - comme tout rappel de la douleur ancienne - provoque alors le stress, la souffrance par anticipation ; situation que nous avons appelé inhibition de l'action. En voulant prévenir la douleur physique à venir, nous vivons la douleur psychique présente.
Le plus souvent, l'être humain ne comprend pas les facteurs de son angoisse et ce qui l'engendre. Il ne lui reste souvent que l'agressivité pour s'en débarrasser. L'agressivité se rapporte à la lutte. Elle est un moyen d'éviter l'inhibition de l'action. Un autre moyen d'y échapper est la fuite ; la fuite sous toutes ses formes.
Les fuites
La première fuite est celle qui fait sortir du réel : la névrose. Le comportement d'un névrotique est celui de quelqu'un qui "crie au secours selon le langage du corps" (Pierre Janet). L'angoissé, le névrosé, terminera dans le suicide parce que c'est la seule façon qu'il ait de dire son fait à la société qui n'a pas entendu son appel, qui ne l'a pas compris. C'est pour lui la seule façon de sortir de son angoisse, d'une vie insupportable à vivre. La psychose peut être interprétée comme le comportement d'un individu dont les appels névrotiques n'ont pas été entendus, et qui a trouvé une fuite dans l'imaginaire, dans la construction d'un monde à lui. Le psychotique commence alors une régression, un recul dans son temps personnel, vers l'espace dans lequel il était heureux, son état d'enfance que les psychiatres appellent "moi-tout". Son équilibre biologique réapparaît. Quelles que soient les formes prises par la psychose, les mécanismes restent les mêmes.
Un autre moyen d'échapper à l'inhibition de l'action est la créativité. Elle consiste à utiliser l'imaginaire pour se créer un monde à soi, un monde plus beau dans lequel la personne puisse se mettre à l'abri.
"Je trouve le monde inachevé" - écrit la poétesse Antonine de Miellet - "comme si Dieu qui a créé le monde en six jours et s'est reposé le septième n'avait pas eu le temps de tout faire. Je trouve le monde trop petit, la vie trop courte, le bonheur pas assez bonheur. J'écris pour achever le monde, pour ajouter à la création le huitième jour".
Tel est le mouvement du créateur. Un mouvement par lequel il évite peut-être la folie. Pour Henri Laborit, le vrai créateur est un homme qui a frisé la folie, mais qui a réussi à l'éviter et à rester dans le monde de la "raison", c'est à dire dans le monde de la logique sociale, tout en se faisant plaisir, par la construction d'un monde qui est le sien. Cette fuite dans l'imaginaire est très proche de celle du fou qui, lui, n'a peut-être pas les moyens, ni l'expérience suffisante, pour créer quelque chose de neuf. Il se trouve emprisonné dans la pauvreté de son apprentissage. Schumann, Van Gogh, Nerval, Beethoven ont frisé la folie, sans y tomber. Ils l'ont évité par la création. Le problème est que souvent leur création étant originale, le monde de leur époque ne les entend pas, ne les comprend pas, moyennant quoi, ils meurent fous ou deviennent souvent suicidaires. En dehors de son frère Théo, personne ne comprenait Van Gogh. Il était en inhibition de l'action, à la recherche de tout ce qui pouvait le sauver. "Je prends tous les jours le remède que l'incomparable Dickens prescrit contre le suicide. Cela consiste en un verre de vin, un morceau de pain et du fromage, et une pipe de tabac" (Vincent van Gogh). Le peintre se consolait dans sa création et ses lettres à Théo. Schumann ne le pouvait pas. Personne ne le connaissait alors que sa femme était une pianiste mondialement reconnue. Il était toujours en inhibition de l'action. Devant son incapacité à atteindre le niveau de sa femme, Schumann en est venu à se mettre un anneau autour du doigt pour qu'il devienne complètement violet et inutilisable. Sentant venir la folie, il a demandé à être interné et s'est finalement suicidé en se jetant dans le Rhin. Malheureusement, il fut sauvé. Sa dégradation fut alors extrêmement rapide. Il a été hospitalisé et s'est laissé mourir de faim.
au niveau psychologique, la fuite s'exprime par des mécanismes de défense prenant les formes du refus, de la répression, de la projection et de la "victimisation".
Le refus c'est l'évitement de reconnaître l'existence d'un problème (la dénégation), ou en admettre vaguement l'existence avant de s'étourdir à grand renfort de distractions et de divertissements. Mais s'éviter de souffrir, cela n'a qu'un temps. Eviter suppose ne jamais découvrir les causes.
La répression est le mécanisme par lequel nous refoulons le problème à un niveau inconscient. Ce n'est là encore que partie remise car le problème refoulé s'exprimera d'une manière ou d'une autre. La projection est un autre moyen d'esquiver nos problèmes. Au lieu de faire face à ce qui ne va pas, nous le projetons sur les autres et leur en faisons porter la faute. On accuse les autres de fautes qui sont en réalité les nôtres.
Dernier mécanisme psychologique de défense, se poser en victime. Se morfondre, rétrécir sa vision des choses conduit à un repli sur soi qui est une nouvelle sorte d'égocentrisme.
Tout ce qui précède relève de ce que nous vivons, de ce que nous ressentons et de ce que nous avons la possibilité de faire. Plaisir, souffrance, projets, fuites, nervosité. sont autant d'états qui s'entremêlent faisant et défaisant le temps de nos vies. Mais ce qui fait et défait nos vies ce sont aussi et surtout les échanges avec nos semblables