psychologie - l'être spirituel (expert)
   

 

4 L'être spirituel : pensées d'Antoine de Saint Exupéry

Présentation

Que sommes-nous venus faire sur cette planète ? Si vous lisez ces phrases, vous n'êtes certainement pas insensibles à cette question. Quel est le sens de nos vies ? Pour quoi, en deux mots, sommes-nous là ?
Pour les personnes que nous nommons croyants, nous sommes seulement de passage. Le sens de ce passage est de se rendre à l'image d'un Dieu ou d'une perfection. Mais pour les autres ? Ceux qui pensent qu'il n'y a rien de plus qu'un peu de temps à passer sur terre. Pour quoi sont-ils sur terre ceux là ? Pour quoi choisissent-ils de vivre plutôt que de se suicider ?
Pour quoi veulent-ils encore vivre dans l'angoisse épouvantable d'un "sursis indéterminé" ?

En se basant sur une analyse biologique ils pourraient dire que le sens de la vie est de se maintenir en vie ou plus généralement de perpétuer la vie. Mais peut-on dire que la vie du corps suffit à la vie ? Avez-vous le sentiment que votre maintien en vie soit l'objectif suprême de vos existences ? Beaucoup répondront que se maintenir en vie dans de très mauvaises conditions physique et mentale ne peut être l'objectif d'une vie. Ils ajouteront sûrement que le but de la vie c'est de vivre heureux. Ceux-là veulent atteindre le bonheur. C'est là le sens de leur vie ; c'est là le sens de la vie !
Mais s'il en est ainsi, pourquoi des êtres humains donnent-ils leur vie pour une cause, pourquoi sacrifient-ils leur vie et leur bonheur pour des valeurs ?

Si nous voulons tous continuer à vivre, prendre du plaisir et ressentir le bonheur, il semble bien que pour un certain nombre d'entre nous ni la survie, ni le plaisir, ni le bonheur ne soient le but ultime de l'existence. "Même si la vie n'a pas de valeur, nous agissons comme si quelque chose dépassait en valeur la vie humaine, mais quoi ?" (Saint Exupéry).
Dans le chapitre qui suit, nous vous livrons ce qui est la vision la plus perçante que nous ayons trouvé du sens de la vie ; la pensée de Saint Exupéry. Afin de préserver le style de l'auteur, nous reprenons in extenso ses propres phrases. Nous nous sommes cependant permis d'accoler des phrases provenant des divers ouvrages de l'auteur. Pour assurer la cohérence de l'ensemble et faciliter sa compréhension, nous avons parfois ajouté des liaisons, des paragraphes ainsi que des titres de chapitre.
Ceci étant dit, achevons de discuter de la forme et passons à la pensée de Saint Exupéry.

On nous a élevés et pourtant en nous, nous sentons le désert.
La termitière humaine est plus riche qu'auparavant, nous disposons de plus de biens et de loisirs, et, cependant, quelque chose d'essentiel nous manque que nous savons mal définir. Nous nous sentons moins hommes... Fils de l'âge du confort, on nous a élevés, on nous a donnés le pain, on nous a enseignés et pourtant. en nous, nous sentons le désert.
On a cru que, pour nous grandir, il suffisait de nous vêtir, de nous nourrir, de répondre à tous nos besoins. Et l'on a peu à peu fondé en nous le petit bourgeois de Courteline, le politicien de village, le technicien fermé à toute vie intérieure. "On nous instruit, me répondrez-vous, on nous éclaire, on nous enrichit mieux qu'autrefois des conquêtes de notre raison." Mais il se fait une piètre idée de la culture de l'esprit, celui qui croit qu'elle repose sur la connaissance de formules, sur la mémoire de résultats acquis. Le médiocre sorti le dernier de polytechnique en sait plus long sur la nature et sur ses lois que Descartes, Pascal et Newton. Il demeure cependant incapable d'une seule des démarches de l'esprit dont furent capables Descartes, Pascal et Newton. Ceux là on les a d'abord cultivés.
Et de nous, qu'a t-on fait ? Une prison en dehors, un vide en dedans !
Nous, nous cherchons à nous délivrer des murs d'une prison qui s'épaissit autour de nous. Pourquoi s'épaississent ces murs autour de nous ? Pourquoi s'épaissit ce vide en nous ? Quel est donc le désert que nous voulons emplir ? Quels sont donc les espaces que nous demandons que l'on nous ouvre ?

Nous voulons être délivrés
Ce que nous voulons c'est être délivrés. Si l'Allemand, (aujourd'hui), est prêt à verser son sang pour Hitler, comprenez donc qu'il est inutile de discuter Hitler. C'est parce que l'Allemand trouve en Hitler l'occasion de s'enthousiasmer et d'offrir sa vie que, pour cet Allemand, tout est grand. Ne comprenez-vous pas que la puissance d'un mouvement repose sur l'homme qu'il délivre ?
Nous voulons être délivrés. Celui qui donne un coup de pioche veut connaître un sens à son coup de pioche. Le bagne ne réside point là où de coups de pioche sont donnés. Il n'est point d'horreur matérielle. Le bagne réside là où des coups de pioche sont donnés, qui n'ont point de sens.

Délivrés. c'est à dire liés aux autres par un but commun
Et voici que nous découvrons avec surprise qu'il est des conditions mystérieuses qui nous fertilisent. Liés aux autres par un but commun, et qui se situe en dehors de nous, alors seulement nous respirons. Nous, les fils de l'âge du confort, nous ressentons un inexplicable bien-être à partager nos derniers vivres dans le désert. Que nous fallait-il pour naître à la vie ? Nous donner. Nous avons senti obscurément que l'homme ne peut communier avec l'homme qu'à travers une même image. Les hitlériens se rencontrent s'ils se sacrifient au même Hitler. L'équipe de grimpeurs, si elle tend vers le même sommet. Les hommes ne se rejoignent pas s'ils s'abordent directement les uns les autres, mais s'ils se confondent dans le même dieu. Nous avions soif, dans un monde devenu désert, de retrouver des camarades.

Notre vie a un sens tant que nous nous sentons liés
L'aliment essentiel ne vient pas des choses, mais du noud qui noue les choses. Le bagne réside là où des coups de pioche sont donnés, qui n'ont point de sens., qui ne relient pas celui qui les donne à la communauté des hommes.
Le noud, cet enchevêtrement de liens si forts est insensible aux yeux. La civilisation toute entière est bien invisible puisqu'elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l'une à l'autre, ainsi et non autrement.

Des êtres humains, une civilisation, quelque chose qui dépasse la vie humaine et pourtant. Quelque chose qui peut ne rien dire à la morale, ne rien partager avec l'esprit.

Le sens n'a rien de moral
Comprenez bien que délivrer l'homme n'a rien de moral. C'est au-delà du bien et du mal, qu'il est des conditions qui délivrent l'Homme. La vérité de l'Homme ne dit rien de l'Esprit . elle est celle la seule qui le délivre, celle la seule qui lui permet d'exprimer sa puissance, d'agir.
N'essayez pas d'expliquer à un Mermoz qui plonge vers le versant chilien des Andes, avec sa victoire dans le cour, qu'il s'est trompé, qu'une lettre, de marchand peut-être, ne valait pas le risque de sa vie. Mermoz rira de vous. La vérité, c'est l'homme qui est né en lui quand il passait les Andes. Dès lors, ne vous étonnez pas. Celui qui ne soupçonnait point l'inconnu endormi en lui, mais l'a senti se réveiller, une fois, dans une cave d'anarchiste, à Barcelone, à cause du sacrifice de la vie, de l'entraide, d'une image rigide de la justice, celui là ne connaîtra plus qu'une vérité : la vérité des anarchistes.
La délivrance du lien donne l'exaltation mais ne dit rien de l'élévation morale. Mourir pour une cause ne fait pas que cette cause soit juste (Montherlant).

Liés nous pouvons être prisonniers
On peut animer les Allemands en les habillant d'uniformes. Alors ils chanteront leurs cantiques de guerre et rompront leur pain entre camarades. Ils auront retrouvé ce qu'ils cherchent, le goût de l'universel. Mais, du pain qui leur est offert, ils vont mourir. C'est que la guerre nous trompe. La haine n'ajoute rien à l'exaltation de la course.
Chacun, faute de mieux, lance, nuit après nuit, des escadrilles qui torpillent l'autre dans ses entrailles. On peut déterrer les idoles de bois et ressusciter les vieux langages qui ont, tant bien que mal, fait leur preuve, on peut ressusciter les mystiques de pangermanisme ou d'empire romain. On peut enivrer les Allemands de l'ivresse d'être Allemands et compatriotes de Beethoven. On peut en gonfler jusqu'au soutier. C'est, certes, plus facile que de tirer du soutier un Beethoven. Mais ces idoles démagogiques sont des idoles carnivores. Celui qui meurt pour le progrès des connaissances ou la guérison des maladies, celui-là sert la vie, en même temps qu'il meurt.
Aux autres, il ne reste rien que la voix du robot de la propagande. Deux milliards d'hommes n'entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots.
L'homme d'aujourd'hui, on le fait tenir tranquille selon le milieu avec la belote ou avec le bridge. Nous sommes étonnamment bien châtrés. Ainsi sommes-nous libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissé libres de marcher. Mais je hais cette époque où l'homme devient, sous un totalitarisme universel, bétail, doux, poli et tranquille. On nous fait prendre ça pour un progrès moral !
Voilà la vérité du peuple ! On boucle solidement dans un camp de concentration les candidats Cézanne, les candidats van Gogh, tous les grands non-conformistes, et on alimente en chromos un bétail soumis.
Mais où allons-nous à cette époque de fonctionnariat universel ? L'homme robot, l'homme termite, l'homme oscillant du travail à la chaîne. L'homme châtré de tout son pouvoir créateur et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni une chanson. L'homme que l'on alimente en culture de confection, en culture de standard comme on alimente les boufs en foin. C'est cela l'homme d'aujourd'hui.

Plus haut que la délivrance, plus haut que l'alliance entre une partie des Hommes se trouve l'universel.

Le but de la vie doit être au service de l'universel
Puisqu'il suffit pour nous délivrer, de nous aider à prendre conscience d'un but qui nous relie les uns aux autres, autant le chercher dans l'universel.

C'est que but et moyens ne font qu'un. Si les moyens utilisés pour nous libérer nous coupent d'un seul de nos semblables, nous perdons de ce côté ce que nous cherchons à gagner de l'autre. L'esprit est là, où, dans chaque acte, par chaque mouvement, indissociablement ; l'être se rend à l'humanité entière.

Si dans chaque acte de nos vies nous joignons l'universel.
Le simple berger lui-même qui veille ses moutons sous les étoiles, s'il prend conscience de son rôle, se découvre plus qu'un berger. Il est une sentinelle. Et chaque sentinelle est responsable de tout l'Empire.
Etre un homme, c'est sentir en posant sa pierre que l'on contribue à construire le monde. Si nous tendons vers cette conscience de l'Univers, nous rentrons dans la destinée même de l'Homme. Seuls l'ignorent les boutiquiers qui se sont installés en paix sur la rive, et ne voient pas couler le fleuve. Mais le monde évolue. D'une lave en fusion, d'une pâte d'étoile, la vie est née. Peu à peu, nous nous sommes élevés jusqu'à écrire des cantates et à peser des nébuleuses. Et le commissaire, sous les obus, sait que la genèse n'est point achevée et qu'il doit poursuivre son élévation. C'est vers la conscience que marche la vie. Cet état où chaque existence craque à son tour comme une cosse et livre ses graines. Cet état où la pâte d'étoile nourrit et compose lentement sa plus haute fleur.

Il est déjà grand ce berger qui se découvre sentinelle.

Alors nous nous sentons en paix
Quand nous serons liés à l'univers, quand nous marcherons dans la bonne direction ..... Alors seulement nous pourrons vivre en paix, car ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort. Parce ce que, ce pour quoi nous acceptons de mourir, par cela seul nous pouvons vivre (Montaigne).

Mais voilà, atteindre l'universel demande des "sacrifices". Grandir, c'est aussi accepter les conséquences de ses choix.

Vivre par l'esprit c'est aussi accepter de.

Donner pour donner
: Nous n'avons droit quoi que nous fassions à aucune reconnaissance.
Accepter de vivre la souffrance : Pour atteindre un but qui nous dépasse, nous devons accepter des moments de souffrance, ces moments dans lesquels le but que vous espérez est si loin de la réalité que vous vivez que vous ne pouvez que vivre le profond malaise d'être en vie. Des moments comme celui que j'ai passé au fond d'une caserne américaine. J'écrivais alors : ce terrible désert humain n'a rien qui me caresse le cour. Ça aussi, c'est une maladie à passer. Je suis "malade" pour un temps inconnu. Mais je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette maladie. Voilà tout. Aujourd'hui, je suis profondément triste - et en profondeur. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine. Aujourd'hui que nous sommes plus desséchés que des briques... Je hais mon époque de toutes mes forces. L'homme y meurt de soif. Ah ! Général, il n'y a qu'un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles. On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour.
Etre fidèle aux valeurs comme aux êtres humains : En cette époque de divorce, on divorce avec la même facilité d'avec les choses. On ne peut même pas être infidèle : à quoi serait-on infidèle ? Désert de l'homme. Ne comprenez-vous pas que le don de soi, le risque, la fidélité jusqu'à la mort, voilà des exercices qui ont largement contribué à fonder la noblesse de l'homme ?
Rester infiniment modestes : Tous nos discours et toutes nos hautes pensées sur l'esprit n'ont pas la force de la seule délivrance. La vérité d'un Homme n'est pas la vérité de la raison. Elle est celle là seule qui le délivre. L'utilité d'une théorie tient non pas dans la vérité qu'elle révèle mais dans le bonheur qu'elle procure (Nietzsche).
Nous pouvons parler d'universalité, écrire à la gloire de la tolérance, étudier les rapports humains, créer des oeuvres, rien de notre verbiage en matière de sociologie, de politique, d'art même, ne pèsera contre leur pensée. Ils ne liront guère nos livres. Ils n'écouteront pas nos discours. Nos idées, peut-être les vomiront-ils. Soyons infiniment modestes. Nos discussions politiques sont des discussions de fantômes, et nos ambitions sont comiques.

Mais nous qui voulons joindre l'universel, nous répétons...
Il n'y a qu'un problème, un seul : redécouvrir qu'il est une vie de l'esprit plus haute encore que la vie de l'intelligence, la seule qui satisfasse l'homme. Ça déborde le problème de la vie religieuse qui n'en est qu'une forme. Et la vie de l'esprit commence là où un être "un" est conçu au-dessus des matériaux qui le composent.

Car il est grand ce berger qui se découvre sentinelle.

 

 

 

Antoine de Saint Exupéry